Extrait de Entre Dordogne et Puy Mary de Jacques Mallouet
Il était une fois, entre Dordogne et Puy Mary [...] un aubergiste du nom de Pierrounel. [...] Un soir de l'été finissant, entra dans la salle d'auberge un homme au teint basané, vêtu de curieuse façon : sans doute quelque gitan, errant sur les routes du haut pays cantalien, dans une vieille roulotte tirée par une haridelle.
Le bohémien s'assit à une table, près de la fenêtre. Le caniche qui l'accompagnait sauta sur un tabouret, près de son maître. Le derrière posé sur le siège, il fit le beau, puis posa ses pattes antérieures sur le bord de la table, dans une attitude digne, inhabituelle chez un chien. Les autres consommateurs, interloqués par ce spectacle, ne pipaient mot.
Pierrounel s'approcha du romanichel et questionna :
- Qu'est-ce que je vous sers ?
- Une bouteille de bière, répondit l'homme.
L'aubergiste se dirigeait déjà vers le comptoir, quand une voix toute drôle le héla :
- Pour moi, ce sera... une saucisse crue, avec un os !
Muet et pâle de saisissement, Pierrounel se retourna. Les autres buveurs observaient un mutisme poli, quasi religieux. Quant à lo Lisouno (l'épouse de Pierrounel), la mine ahurie, elle laissa choir le verre qu'elle essuyait. Dans la salle régnait un pesant silence, que rompit heureusement le gitan.
- Ne faites pas attention, dit-il. C'est mon chien...
- ...
- Oui, je lui ai appris à parler, voilà tout !
[...]
Lo Lisouno retrouva retrouva vite ses esprits, et, méfiante, alla vers le chien.
- Qu'est-ce qu'il faut te servir ? demanda-t-elle.
- Je vous l'ai déjà dit : une saucisse crue, avec un os ! répondit le chien.
Le doute n'était plus permis. Le caniche parlait. Les buveurs firent cercle autour de la table occupée par le romanichel, poussant des "Ah, quelle affaire" et des "Oh ! Mais c'est qu'il parle !"
L'inconnu s'impatientait visiblement. Il s'écria :
-Allez vous nous servir, à la fin ?
Pierrounel disparut dans la cuisine, en revint bientôt, portant la bouteille de bière et un verre d'une main, dans l'autre, sur une assiette, une saucisse crue et un os de belle taille.
Le gitan se versa à boire, avala avec une visible satisfaction. Le chien se jeta goulûment sur la saucisse, la croqua en un éclair. Puis il se mit à ronger l'os, qu'il maintenait dans l'assiette, avec ses pattes.
Soudain, lo Loisouno, par amour du lucre, comprit tout parti d'un chien savant. Elle entraîna son époux dans l'arrière-cuisine et, à voix basse, lui tint ce langage :
- Il faut acheter ce chien ! Nous ferons faire une enseigne pour notre auberge. "AU CHIEN QUI PARLE". Ca ne désemplira pas, chez nous ! Il y a de l'or à gagner !
L'air dubitatif, Pierrounel se gratta longuement le sommet du crâne, ce qui, chez lui, était signe de profonde réflexion. Il dit enfin :
- Femno, sègur que tus a rèsous ! Chau lou croumpà ! (Ma femme, c'est sur que tu as raison ! Il faut l'acheter !)
Et ils se rendirent dans la salle [...]. S'approchant du gitan, l'aubergiste dit :
- Je vous l'achète, votre chien. Je vous en donne... vingt pistoles.
Le quidam fit non, de la tête.
- Vingt-cinq pistoles ! renchérit Pierrounel.
L'homme au chien, devant le désir immodéré de l'aubergiste pour son caniche, devina qu'il pouvait faire une bonne affaire.
- Allez ! Quarante pistoles, et les consommations ! Tant pis pour moi, je vous le laisse ! déclara le bohémien.
[...]
Du regard, Pierrounel interrogea sa femme qui, d'un hochement de tête, lui fit signe d'accepter. Une tape mutuelle dans la main conclut le marché. Cela ne sembla pas du goût du chien, qui s'écria :
- Ce n'est pas gentil de me vendre ! Puisque c'est comme ça, je ne parlerai plus pendant une semaine !
- Bah ! Une semaine, c'est vite passé ! pensa lo Lisouno.
L'aubergiste attira le chien dans la cuisine, grâce à une deuxième saucisse, et ferma la porte à double tour. Puis il s'en fut quérir la somme, que le gitan vérifia avant de l'empocher et... de s'enfuir !
Une semaine passa, puis une autre encore, sans que le chien daignât parler. Il ne prononça pas un mot, pas même une virgule. Vous avez maintenant compris que son ancien maître était ventriloque.
Que croyez-vous qu'il advint ? Ce marché de dupes fut à l'origine d'homériques scènes de ménage entre Pierrounel et sa femme, s'accusant mutuellement de s'être laissés gruger par le gitan. Le comble, ce fut quand le chien, profitant d'une porte laissée malencontreusement ouverte, s'enfuit à toutes pattes, pour aller retrouver son maître. Celui-ci faisant le saltimbanque à la foire de la Saint-Michel, à Riom-ès-Montagnes, et fêta comme il se doit le retour de son compagnon. Quant à Pierrounel, il faillit de désespoir s'arracher les quelques cheveux qui lui restaient.
On dit même qu'il conta son aventure au curé de Valtignac, lequel fallit mourir s'apoplexie, tant il rit. Il conseilla à l'aubergiste de ne pas porter plainte :e le gitan avait cédé à son insistance, mais l'escroquerie n'était pas établie, car il n'avait pas proposé la vente de son chien.
Nul ne revit jamais le bohémien et son caniche. Si Dieu leur prêtait vite, ils courraient encore ! Pierrounel, lui, est parti depuis longtemps au royaume des pauvres en esprit. Là-haut, il en est encore à espérer ses quarante pistoles !
Étonnez-vous, après cela, que les bêtes aient parlé autrefois, quand nous voyons plus bêtes qu'elles qui parlaient également, et qui parlent encore, de nos jours !
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